Barquettes, utopie et chocolats
Françoise Jaunin

Après l’âge de la pierre puis du bronze, l’antiquité, les temps modernes, l’ère industrielle et postindustrielle, nous voici à l’âge décadent de la barquette jetable. Or le conditionnement de nos friandises contemporaines est tout sauf innocent, puisqu’il récapitule à sa manière l’histoire des formes de l’architecture universelle. Allons donc, une anthologie de l’architecture sous les truffes et les petits fours ? Presque, sauf que personne à part Floriane Tissières ne s’en était aperçu. Il faut bien avouer que l’architecture des confiseurs est quasi invisible, qu’elle se décline en creux et qu’elle part à la poubelle sitôt la dernière praline avalée. Les emballages de chocolat qui sont d’une grande complexité formelle pour ne pas dire architectonique, sont les préférés de notre architecte d’utopie. Mais il arrive que les cartons à œufs, moules à flans et autres bouteilles en pet trouvent aussi grâce à ses yeux.

Après tout, l’architecture, la vraie, tient elle aussi de l’emballage et de la mise en forme du vide. Et pour devenir produit de luxe et image de marque, les bonbons et chocolats sont savamment mis en scène dans le théâtre miniature de leurs moules en plastique transparent ou brun…chocolat pour se faire invisibles, ou alors dorés pour leur dérouler le tapis brillant. Luxe, gourmandise et volupté ! Mais aussi lucre, gaspillage et pollution !

Recyclage et détournement du quotidien dérisoire sont les armes favorites de Floriane Tissières. En commentaire ironique et ludique de notre société de la consommation effrénée et du prêt-à-jeter, mais en coup de chapeau admiratif aussi à l’ingénieuse récup’ de la nécessité dont les Africains sont les maîtres incontestés. Pendant que l’Occident jette à tout va, l’Afrique cultive le génie du réemploi à la puissance dix. Ou cent.

Mais ce que l’artiste récupère ici, ce ne sont même pas les emballages perdus, c’est leur vide, leur empreinte en négatif, voire leur ombre portée. Le rien au carré. Ou au cube. Le néant et son reflet ! Le degré zéro du recyclage artistique !
Car si le détritus est entré en art dès le début du XXe siècle, c’est la faute à Duchamp et Schwitters qui ont inventé la beauté du déchet et l’archéologie du présent insignifiant. Depuis lors, tout objet de rebut est une proie offerte aux détournements de l’imaginaire. Encore y faut-il l’œil et l’esprit du poète qui le découvre, se l’approprie et le transfigure.

Le matériau de construction de notre bâtisseuse d’utopies est le plâtre. La matière préférée du moulage, dont la blancheur crayeuse rappelle à la fois la sculpturale beauté des marbres antiques et la virtualité éthérée des maquettes d’architecture. Une blancheur qui peut donc renvoyer aussi bien aux copies les plus mimétiques qu’aux inventions les plus visionnaires. Heureusement, les îles d’utopie et autres cités idéales des bâtisseurs de « mondes meilleurs » où tout n’est qu’ordre (totalitaire), calme (stérile) et beauté (désincarnée), n’existent que dans leurs rêves et leurs modèles immaculés. Le plâtre est le matériau de la simulation, du rêve inaccessible et de la mémoire. Ici, c’est avec un brin de malice narquoise et tendre qu’il se décale subrepticement de ses rôles habituels pour se prêter à la simulation d’architecture et la mémoire de la barquette.

Rapporté d’un voyage initiatique au pays des chocolatiers, voici l’album souvenir de ses villes et monuments qui peuvent, métaphoriquement, en rappeler d’autres. Moins sucrés sans doute, mais moins drolatiquement et poétiquement chimériques aussi.

 


 

-Devant les touristes lilliputiens médusés, Ramsès II et ses divins comparses adossent leurs statues de colosses à l’épave en plastique d’un œuf de Pâques démesuré échoué au bord du lac Nasser.

-Mirage onirique et crépusculaire de l’ombre d’une barquette invisible qui se découvre un profil de bourg médiéval fortifié.

-Chromo ? Forcément. A force de couchers de soleil, de bleu Léman, de voiliers comme des jouets et de silhouette imprenable, le Château de Chillon est devenu l’une des icônes préférées du kitsch universel.

-Dans les transparences du plastique jauni, la lumière joue de reflets précieux qui rappellent la splendeur royale de la fameuse Grand-Place de Bruxelles. Où le chocolat aussi a ses lettres de noblesses.

-Pralinés fantômes et ombres chinoises se croient soudain à  Montréal. Tour de la Bourse, Gauchetière, Mc Gill College, Financière Sun Life et Port-Royal ? Plutôt bouchée pistache, nougatine, croquant au caramel, truffe aux noisettes et fondant au massepain….

-Propre en ordre, aseptisée et plus blanche que blanc, la Suisse aurait-elle servi de modèle idéal inversé aux compartiments bien arrangés de ses boîtes de chocolat ?

-Projet de monument signé Claude-Nicolas Ledoux ou Etienne-Louis Boulée, les architectes utopistes du Siècle des Lumières ? Pavillon pour une Exposition universelle ou centre de congrès au gigantisme tout mussolinien ou stalinien ? La barquette à florentins se rêve des destins grandioses et solennels.

-Impeccablement astiquée, hermétiquement close et placée sous haute surveillance par les puissances extérieures qui l’exploitent, voici une raffinerie de canne. A moins que cela ne soit une distillerie de vieux rhum. Ne se visite pas !

-Nichées dans la grande forêt malgache dont les feuilles en plastic hyperréaliste semblent sorties tout droit d’une jungle peinte par le Douanier Rousseau, les cases (à choc) se cachent pour garder leur secret (de fabrication).

-L’hélicoptère a remplacé le bateau-mouche pour survoler l’île de la Cité et les tours de Notre-Dame. C’est Paris mis en boîte…de fondants.

-En perspective plongeante, les enfilades vertigineuses de barquettes vides qui alignent à l’infini leurs profils de tours, immeubles et monuments réinterprètent au futur antérieur des visions de « Big City ».

-Sur écran géant, sculpté par des clairs-obscurs violemment contrastés pour des hommes-fourmis, le délire urbain de Metropolis se réinvente à l’ombre d’une boîte de choc.

-Soufflant tout sur son passage, la soucoupe volante ou navette spatiale carénée pour emporter des cailloux lunaires (alias Ferrero Rochers) vient de se poser sur sol terrestre.

-A la pointe sud de Manhattan, la silhouette de sa skyline fend les flots de la baie comme la proue conquérante d’un emballage-cadeau sur le marché des douceurs.