A la recherche du Temple perdu D'avantage à la manière de Proust que de Spielberg. Elle se penche ostensiblement sur le passé, renoue avec « le beau », et s'offre même le luxe de lancer ses petits messages. Le comble de la provocation. Car au centre, le pilier de l'oeuvre de cette Valaisanne, dont la formation de restauratrice transparaît dans l'exécution impeccable des tableaux, a pour archétype la colonne gracque. Oeuvre qui ne pouvait trouver de plus noble demeure que la Skulpturhalle, le sanctuaire incontesté du Parthénon. Bien qu'architectes et artistes avant-gardistes aient cultivé la disparition de la colonne ou autres fioritures passéistes, force est de constater la peau dure de l'archétype, que l'on saute sur les colonnes de Burren à Paris ou découvre la monumentalité proéminente de celles de Boffil dans le quartier d'Antigone à Montpellier. Dans le domaine publicitaire, la colonne grecque, garante de qualité de sérieux, ou de savoir-faire, jouit souvent d'une aura prestigieuse. Chez Floriane Tissières, la colonne revêt une dimension à la fois mythique et très contemporaine. Bien que d'une exécution méticuleuse qui laisse pantois, la référence antique ne traduit pas un culte de la ruine, comme le pratiquaient Hubert Robert et ses contemporains de la fin du XVIIIe siècle. Monumentales et froides, les colonnes de Floriane se dressent généralement avec vigueur, sans complaisance ni mièvreries. Sur le triptyque, un champ de colonnes fragmentaires forment une composition plus insolite que romantique. Quant à la perspective et la statique, si importantes dans le dessin architectural, elles sont visiblement niées ou tronquées. Les lumières proviennent de sources contradictoires et accentuent l'atmosphère étrange. Sur le tableau noir, le fond est habité de scènes qui tendent à abolir l'opposition entre le plein et le vide. Quant à la fonction première de la colonne qui est de supporter, elle est visiblement niée aussi. Chez l'artiste, l'archétype de la colonne se voit en quelque sorte privé de son rôle et en sort perverti. L'élément de construction, qui soutiens architrave, frises, métopes et frontons ne supporte plus grand-chose : aucun Héraclès, aucune Amazone, aucune divinité. Vidée de son sens, la colonne n'érige plus les mythes anciens qu'elle élevait fièrement autrefois. Chez Floriane Tissières, deux types de tableaux se distinguent : les oeuvres en noir et blanc où dominent les mythes du XXe siècle, les oeuvres en couleur, composées de pots-pourris d'images à thèmes plus modernes. Le noir et blanc pour le fictif ou le passé, la couleur pour le réel ou le contemporain. Ce qui n'est pas sans rappeler un certain code de l'image souvent utilisé au cinéma pour les films qui se déroulent sur deux modes ou deux époques (par exemple « Le ciel au dessus de Berlin » de Wim Wenders).Ainsi, les tableaux en couleur, plus thématiques, représentent souvent un méli-mélo d'images fait de symboles et de hasards (guerre du Viet-Nam, statuette de Buddha, camions, publicité, scènes érotiques). Les tableaux en noir et blanc, eux, se déclinent sur un autre ton. A tendance plus passéiste, on y assiste à un subtil détournement du mythe. Par de curieux effets de placage, la colonne accueille, en surface, de nouveaux héros version technicolor où s'entremêlent monstres sacrés contemporains (Picasso en pull marin, Cocteau), objets symboliques (voitures, escarpin « très Grace Kelly»), monuments touristiques ou simplement historiques. Une profusion de collages juxtaposés ou fondus envahit les puissantes colonnes doriques qui offrent le spectacle d'une grande fresque baroquisante et nostalgique à la gloire surannée d'un XXe siècle où dominent avant tout le dérisoire et la fiction. Les colonnes, sur leur surface sujette à la corrosion, présentent un magnifique panorama d'images composites, comme issues de vidéos-clips d'une époque à laquelle ils n'existaient pas. En trompe-l'oeil d'une exécution remarquable, les mythes modernes ont fait table rase des mythes antiques : Charlie Chaplin, Marilyn Monoe, Marlène Dietrich, Mickey Mouse et Coca Cola ont aalayé les Zeus, Héraclès, Apollon, Vénus et diverses bacchanales. Au XXe siècle, cela va sans dire, c'est surtout la version américaine du mythe qui domine la scène. Et les évocations culturelles sont, malgré leur forte présence visuelle et numérique, noyées dans la futilité du contexte. Quant aux heures sombres du XXe siècle, également effleurées par Chaplin dans « Le Grand Dictateur » et « M. Le Maudit » de Friz Lang, c'est surtout sous l'angle de la dérision. Mais la fine pellicule où se déploient des multitudes d'images, de flash instantanés, semble bien fragile, comme prête à céder la place à d'autres projections. Comme si Floriane avait dégusté des paquets de petites madeleines en compagnie de Marcel Proust, elle fait l'expérience du « temps perdu » et se trouve au coeur d'un dilemme : entre l'impossibilité de restituer et de nier le passé. Les mêmes images reviennent régulièrement et prenne un caractère obsessionnel (mais pas stéréotypé comme dans le pop'art). La perception du passé inonde l'être humain de flash, de bribes de temps et de mémoire, mais ne lui en permet ni l'approfondissement ni la reconstitution. Reposant sur l'idée de dérision, l'oeuvre de Floriane Tissières rend compte de mythes contemporains parfois un peu désuets, ce qui en illustre d'autant plus le caractère aléatoire et éphémère. Car si tout un chacun reconnaît sans hésitation les mythes américains qui sont actionnés par les rouages d'un marketing bien huilé (Coca Cola et Mickey), nombreux sont les spectateurs qui échappent déjà à l'identification des personnages mythiques qu'incarnent Marlène Dietrich, Jean Cocteau, et parfois même Picasso. Parce que la mémoire collective est aussi capricieuse que la mémoire individuelle. D'un ton discrètement persiffleur – la place des images n'est pas toujours anodine – l'artiste plonge surtout dans la mémoire collective du deuxième tiers du XXe et arrête son regard un peu nostalgique sur le vernis à ongles de cette époque en donnant à Disney et Coca Cola, les mythes irritants devenus clichés, le grand tourisme (bien incarné par la Tour Eiffel) et les allusions hollywoodiennes la place qui leur revient. Aucun personnage mythique de la scène politique tels Gandhi, Kennedy ou Martin Luther King, ne vient troubler le panorama nostalgique où dominent l'éphémère, l'illusion et la fiction. Comme l'expérience du passé repose avant tout sur l'émotion, l'artiste ne plonge pas au coeur d'une anthologie historique, mais témoigne avant tout, avec un mélange de dérision et de nostalgie, de la version quincaillerie du mythe moderne. Cependant, sous le précaire panorama touristico-hollywoodien demeure l'achétype de la colonne grecque sui poursuit sa route, comme l'ossature solide, visible et indéniable d'un monde occidental en prise avec une surabondance enivrante d'images. |