Le regard de Méduse
Françoise Jaunin

Les yeux de la fameuse Gorgone à la chevelure de serpents avaient, raconte la mythologie, le terrible pouvoir de pétrifier ce qui passait à leur portée. Balançant entre l’ironie étonnée qu’il promène sur notre présent déboussolé et la complicité irrévérencieuse avec laquelle il retourne inlassablement vers notre passé nourricier, le regard de Floriane Tissières jouerait-il les Méduse post-modernes, qui fossilise d’un même élan l’héritage antique et les fluctuations du temps présent? Il y a de cela dans le théâtre de la dérision solennelle que ses peintures, ses fragments d’objets et ses installations mettent en scène et en abîme. Sauf que tout y est leurre et faux-semblant, marbre de papier journal, plaquages d’images découpées, perspectives truquées et moulages détournés. Son œil de Méduse narquoise du simulacre et du deuxième degré infiltre traîtreusement les archétypes et les stéréotypes et s’en va grapiller au grand écran de la mémoire visuelle universelle. Puis il décortique, émiette, amasse, brasse et empile pêle-mêle tout ce qui lui titille la prunelle, véritable broyeur-mélangeur des images qu’il s’approprie. C’est avec ce matériau-là, compost de nos déchets imagiers de vingt-six siècles d’histoire, que l’artiste reconstruit l’Antiquité, en remplissant jusqu’à ras bord les fûts des colonnes de ses temples et greffant ses lambeaux de mémoire sur les têtes et les corps de ses athlètes et amazones.
Concasseuse et zappeuse de tout et de rien, la télévision est peut-être, plus souvent qu’à son tour, notre Méduse du pire, qui ne pétrifie pas mais déréalise tout ce qu’elle touche. Floriane, elle, joue les Méduse du détournement, de la manipulation railleuse et inventive, et du palimpseste qui réécrit la partition antique avec des bouts d’images de pub, de photos de pin ups, de reportages illustrés ou de reproductions d’œuvres célèbres. Aujourd’hui hélas, Paestum est fait de cette superposi-tion-là: la splendeur antique quasiment intacte de son temple de Neptune, et la laideur ordinaire du tourisme de masse contemporain.
Histoire de regard toujours, avec cette tête d’Amazone dont le temps (Méduse del’effacement) a blanchi et vidé les orbites, n’y laissant que l’écran aveugle de la mélancolie. Floriane multiplie les moulages pour réhabiter ce regard perdu: par le dessin (ces vues sur la mer, les chaises-longues et les parasols ou sur un amas de ruines, comme pour dire qu’après tout, les âges ont bien fait de fermer les yeux de l’Antiquité), par la «chirurgie» (la greffe d’un unique œil de verre, l’œil de Caïn de la mythologie qui, malgré tout, par-dessus les siècles, continue de nous regarder) ou par la cosmétique (un maquillage délibérément kitsch qui encastre un regard dans un autre, comme métaphore de sa double vocation: regard du dehors et regard du dedans, surface et profondeur). Sans parler de son goût pour les jeux de miroirs, dont les reflets et renvois visent précisément à brouiller le regard, à moins que ce ne soit pour nous renvoyer la balle: la merveille de posséder la vision ne nous rend-elle pas tous un peu Méduse à notre façon?
Depuis toute petite, Floriane vit le pas-sé au présent. Pleinement dans son époque, mais habitée par les vibrations de l’histoire qu’elle perçoit à chaque instant, au détour d’une promenade, à fleur de terre dont elle en exhume d’instinct des vestiges et fragments, dans l’empilement des strates de la mémoire qu’elle ne se lasse pas de revisiter pour remonter jusqu’à ses couches les plus anciennes. Sa fascination est moins d’un archéologue et d’un scientifique que d’un poète épris de cette infinie sédimentation du temps.
Notre fin de XXe siècle entretient avec l’histoire une relation compliquée et pour tout dire schizophrène. Notre époque a du mal à vivre son présent et ne rêve plus guère à un futur qui ne rime depuis longtemps plus avec espoir et progrès, mais avec peur, délabrement des rapports humains et menaces de catastrophes planétaires. Le passé lui est un refuge, mais il la rattrape sans cesse. Déboussolée par la perte de ses racines, elle le met en boîte, en vitrine, sous cloche, engrange et amasse frénétiquement tout ce qui peut l’être, et muséifie à tout va. Avec ses plus de huit cents musées, la Suisse est d’ailleurs la championne du monde de la muséification.
Ce rapport à l’histoire, et plus parti-culièrement à l’Antiquité gréco-romaine, d’autres artistes bien sûr le réinterrogent, le réactualisent, se le réapproprient ou le récusent, le mettent en question ou en abîme. Nulle école ou mouvement stylistique dans cette fréquentation assidue de notre terreau culturel: les sensibilités et langages y sont les plus divers. Mais une famille sans liens formels, dont l’étrange et génial Böcklin, qui réinterprète et réinvente la mythologie avec un mélange de vénération et d’ironie, ferait figure de père. Il aurait pour enfants plus ou moins naturels le non moins singu-lier Chirico, dont l’œuvre passe du silence métaphysique à la pompe antiquisante ou, tout près de nous, les Italiens Parmigiani (poète des mythes et de la mélancolie) et Paolini (recadreur et metteur en scène des images de l’histoire) ou le couple français Anne et Patrick Poirier (auteurs d’archéologie-fiction entre mémoire et utopie). En toute indépendance d’esprit et de style, Floriane Tissières appartient à cette lignée. Avec ce mélange de fascination et de dérision qui lui est propre, et avec cette manière à la fois clinique par sa facture minutieuse et distante, et sensible par la tendresse malicieuse qui y court en filigrane, à travers lesquelles elle nous livre les histoires pétrifiées de sa «Mémoire de fragments».