Une souriante inquiétude
Ivonne-Françoise Manfrini

Au cours d’une vie, au hasard d’un événement, sortie d’on ne sait où, une image s’impose, s’incruste et parfois prend corps. Les colonnes de Floriane Tissières ont ainsi vu surgir l’image de la Méduse.
Colonnes. Ordre de la classicité, celle du modèle qui légitime l’idéologie et le pouvoir, emblème de l’ordre démocratique, architecture des édifices publics et des banques, “squelette” du bon goût. Mais inlassablement décomposées et recomposées, les colonnes de Floriane Tissières canalisent avec dérision le désordre, le substrat chaotique de la réalité. Synchro-nie de perceptions, d’émotions, de sensations. Bousculade de fragments, fragments de la mémoire. Une mémoire qui n’est pas le passé mais ce que le présent fait du passé. Une manière, pour Floriane Tissières, de donner à voir l’illusoire ap-préhension du réel quel que soit l’espace et le temps où il s’inscrit.
Les colonnes hantent l’imaginaire de l’Oc-cident, elles disent la dimension citoyenne de l’homme qui évolue dans l’espace balisé et policé de la ville. Dimension du collectif et de la norme. Impuissante et apparente balise, semblent dire celles de Floriane Tissières. La Méduse ne se substitue pas à la colonne, son émergence paraît répondre, pour l’artiste, à un besoin d’explorer plus profondément encore la complexité.
Aux cimaises des temples, sur les flancs des vases, la Méduse n’est pas hors la loi dans l’espace de la cité antique. Nécessaire reconnaissance de cette altérité radicale qu’est la mort. Ce désordre auquel personne n’échappe, face à face intime et déchirant qui ne peut pas ne pas être, la Méduse est une manière de visualiser l’anéantissement de l’ordre des catégories de la culture et de la nature. Depuis le VIIe siècle avant J.C. jusqu’à nos jours, les artistes jouent à l’infini à la juxtaposition des incompatibilités.
La Méduse participe de l’humain et de l’animal, du masculin et du féminin, de la beauté et de l’horreur, de la grimace et du rire, de la chair et de la pierre. Inquiétante ambivalence, nécessaire reconnaissance de la finitude individuelle, mise en abîme des rassurantes certitudes qui orientent et bâillonnent la vie tout à la fois. Mais la mort comme pétrification n’est-ce pas aussi le désespoir impuissant de ne pouvoir transformer l’homme en statue, objet de mémoire, inatteignable pérennité?
L’histoire de la Méduse c’est une histoire qui voit le regard protagoniste; la mort par les yeux. Pour lui échapper, Persée, le héros de la mythologie, décapite le monstre en regardant son horrible reflet sur la surface du bouclier. Miroir. Pouvoir de l’image qui permet de regarder la mort, cet indicible chaos, sans en mourir. Depuis des siècles, relève Jean Clair, l’Occident contemple avec une grave délectation la souffrance d’un supplicié: celle du Christ en croix.
L’intervention de Floriane Tissières est une nouvelle invitation à la contemplation méditative de ce désordre si souvent nié, trop souvent nié. Chaos de la mémoire. Chaos du temps, cette mesure de la condition humaine qu’il s’agisse de l’homme comme animal social et politique ou de l’homme seul face à lui-même. Colonnes et Méduses.
Floriane Tissières n’a pas choisi de relire les Méduses grimaçantes des temples et des vases grecs. Elle a évité la belle Méduse attribuée à Phidias, sculpteur du Ve siècle av. J.C. Une Méduse qui a littéralement envoûté Goethe. Il en contemplait chaque jour la copie que le Marquis Rondinini avait placée à l’entrée de son palais, sur la via del Corso, à Rome, en face du domicile du poète, alors qu’un original d’époque romaine était conservé à l’intérieur. Arrivé à Rome fin octobre 1786, Goethe en possède déjà un moulage le 20 décembre. Fasciné, il y lit l’inscription de la vie encore présente dans une tête déca-pitée où l’expression du visage exprime à la fois la douleur et le plaisir; où le marbre jaunâtre a le frémissement de
la chair. La fascination du poète n’a pas la dimension de l’éphémère; en effet, Goethe reçoit, pour ses 76 ans, un moulage de la Méduse que Louis de Bavière a achetée, en 1825, après la mort du Marquis Rondinini.
Il y a également de la constance dans le travail de Floriane Tissières, y compris dans son recours au décalage, au léger décalage; sa Méduse en témoigne une fois encore. L’artiste évite certes la Mé-duse de Phidias, elle garde cependant la dimension de la classicité, de l’ordre exemplaire dont le Ve siècle athénien est devenu l’emblème, en choisissant la tête de l’Amazone que les archéologues attribuent au même sculpteur. L’Amazone qui, comme ses compagnes, refuse la difficile relation entre les sexes, refus des lois de la cité donc et peut-être, peut-être seulement, des lois de la nature. Décalage et nouvelle promesse de dé-sordre, au jeu du miroir. Yeux-miroirs de la Méduse-Amazone où se reflètent les colonnes brisées de la cité. Yeux-miroirs où se reflète le spectateur mais morcelé et fragmenté; impossible face à face avec soi-même. Inévitable démembrement, chaos inscrit au creux de l’or-dre dont Floriane Tissières travaille avec une inlassable ironie à nous faire saisir la dimension. Et si le sourire était plus efficace que le déni?